Benjamin Carle avait défrayé la chronique, en 2014, pour la sortie de son documentaire “Mon année made in France“. Le journaliste, spécialiste des questions économiques, revient sur les problématiques de réindustrialisation en France et leurs aboutissants.

En 2014, vous aviez réalisé, pour Canal +, le documentaire “Mon année made in France“, où vous consommiez des produits uniquement français, y compris textile. Six ans après, pensez-vous que l’expérience serait plus simple à mener ?
Benjamin Carle : « Oui, clairement. Il y a une grosse différence, qui fait que les choses sont beaucoup plus faciles maintenant. Le nombre de produits, la façon de les trouver… Finalement, il est devenu presque grossier de mettre le Made in France en avant. En général, le style et la qualité viendront avant, puis le côté fabriqué en France. Dans tous les cas, en 2020, l’offre est beaucoup plus large et claire qu’il y a cinq ou six ans. »
Qu’est-ce qui peut expliquer un tel écart ?
BC : « C’est quelque chose qui s’est construit progressivement. Il y a une prise de conscience collective, pour le textile et d’autres domaines, sur le fait de consommer différemment : comme pour la viande, on consomme moins, mais mieux, et plus près de chez nous. »
Est-ce que la proximité peut être synonyme de qualité ?
BC : « Pas forcément. Mettre une étiquette “Fabriqué en France“ sur un produit ne signifie pas forcément qu’il est de meilleure qualité ; si le produit est ringard, cela peut être plus étonnant qu’autre chose. Par exemple, quand on voit le même label sur une véranda ou un t-shirt, cela peut être difficile de s’y retrouver sur la qualité et le sens de la fabrication française. »
Sur cette fabrication, on a beaucoup entendu parler de relocalisation d’une partie de l’industrie.
BC : « Pour moi, c’est une chimère basée sur une nostalgie construite sur le principe qu’avec de l’industrie, le pays allait mieux. Sauf que ces changements ont été faits sur la volonté que les Français ne soient plus ouvriers et sortent des usines. Donc, même si la volonté de réindustrialiser semble bonne, qui va les faire ? »
Un pays sans usine donc ?
BC : « C’est une logique qui a prédominé, pendant de nombreuses années, dans les cercles économiques. Cette pensée est remise en question depuis quelques temps car on se rend compte que les exemples de la Suisse ou de Singapour ne peuvent s’appliquer à un pays de plus de 65 millions d’habitants. Mais pour rapporter une part de l’industrie en France, il doit y avoir un vrai changement de paradigme.
Avant, la France produisait pour ses habitants, mais exportait très peu ; la consommation était plus raisonnée avec des biens plus durables et en nombre plus restreints. C’était une économie de l’offre. L’arrivée du libéralisme, au début des années 1980, a fait basculer le pays dans une économie de la demande, avec une volonté d’avoir toujours plus de biens. C’est quelque chose qui va à l’opposé du Made in France. Pour avoir une véritable relocalisation industrielle, il faut passer à une autre consommation : consommer moins de produits, mais de meilleure qualité. »

Comment transposer cette tendance, qui semble avoir explosé ces derniers mois ?
BC : « Ce pic de volonté se heurte parfois à l’épreuve des faits. Les consommateurs peuvent reculer face au prix d’un jean, d’une paire de chaussures… Il doit aussi y avoir une véritable volonté publique. Certains industriels dépendent beaucoup de la demande publique ; Or, parfois, le plus simple n’est pas forcément français. Si, demain, La Poste veut rhabiller tous ses employés, il y a de bonnes chances que ce ne soit pas avec des vêtements français, car l’entreprise locale ne pourra pas s’aligner sur les prix d’une entreprise étrangère. Mais il y a des moyens de tordre les appels d’offre, en mettant en place des clauses d’inclusion, d’emploi local, d’environnement… Des choses simples qui permettraient aux entreprises locales de se développer. Il faut réussir à trouver un bon équilibre. »
Cet équilibre permettrait-il de recréer de l’emploi ?
BC : « Bien sûr ! Faire le choix du Made in France aurait un effet presque immédiat sur l’emploi. Si un donneur d’ordre, dans le cadre d’un appel d’offre, s’investit en France, cela a un impact quasi-direct sur l’emploi. Cela permet de relancer toute une filière : dans le textile, des coupeurs, des filatures… Avec de plus gros achats, ces acteurs peuvent investir. La logique d’une filière est limpide, on l’a vu avec les masques pendant la crise du Covid : il y a une pénurie de masque, la filière s’organise pour répondre à un besoin. »
Selon vous, le renouveau de l’industrie française viendrait d’en haut et de décisions politiques ?
BC : « La situation actuelle n’est pas arrivée par hasard. C’est un enchaînement de choix politiques qui ont créé cette perte de vitesse, depuis le début des années 1980. La question est critique, car pour bon nombre de filières, une fin de cycle se dessine : beaucoup de personnes partent à la retraite ou sont déjà parties, et des savoir-faire se perdent. C’est une mort lente, et un héritage difficile à transmettre. Pour une entreprise qui se lance, cela demande énormément de temps et d’argent. Mais des aides de l’État, par exemple, pourraient appuyer ces réinstallations et ces transmissions. »
« L’émancipation par le travail peut venir de l’industrie. »
Benjamin Carle
Certaines personnes, suite à la crise du Covid, ont la volonté de changer de vie. Le salut viendrait de l’industrie ?
BC : « Cette volonté doit être suivie d’effets. Pour faire un parallèle un peu grossier, on peut rapprocher ça à quelqu’un qui veut toujours faire du sport, mais mange des chips : au bout d’un moment, il faut se rendre à l’évidence… (rires) Plus sérieusement, cette volonté ne doit pas être uniquement de la nostalgie mal placée. On voit bien que la génération actuelle de trentenaire enchaîne les boulots sans intérêt, dans lesquels elle ne trouve pas de sens. Face à ça, l’émancipation peut venir de l’industrie : des métiers concrets, avec un rôle social et qui donne un pouvoir (en terme d’emploi par exemple) sur le monde qui nous entoure. »
Finalement, est-ce que ce type de décision ne va pas à l’encontre de tout ce qui a été fait depuis plus de 30 ans ?
BC : « Complètement. Ces choix sont possibles et doivent être accompagnés politiquement. Mais le fait de favoriser une production locale va à l’encontre du libéralisme prôné depuis une quarantaine d’années. Pourtant, nous avons assez de recul pour juger des conséquences d’une politique libérale : si, au niveau mondial, certains indices montrent que des populations ont pu s’enrichir, au niveau local, cela a surtout créé du chômage de masse et une course à la compétitivité sans fin. Le sociologue américain Christopher Lasch posait une question, à laquelle nous devrions réfléchir, sur le progrès : est-ce que ça ne devrait pas être uniquement ce qui rend les gens heureux ? »
Pour aller plus loin :
Le livre de Benjamin Carle est disponible chez Plon.
Vous avez aimé cet article ? N’hésitez pas à le partager sur les réseaux !
No responses yet